1945-1965

La création de la société des avions
Marcel Dassault

Absent de la construction aéronautique depuis 1940, Marcel Bloch s’est informé du développement des techniques. A son retour de déportation, il n’a qu’un désir : reprendre une activité de constructeur aéronautique. Toujours convalescent, il entreprend de reconstituer une équipe et son entreprise. De mai à décembre 1945, il apure les comptes de la Société Anonyme des Avions Marcel Bloch (SAAMB) puis la restructure en y réintégrant les usines de Saint-Cloud, de Boulogne et de Talence.

La période est difficile, l’activité industrielle est freinée par les difficultés économiques : rationnement de matières premières, d’énergie, de locaux.

Les conditions de travail d’après-guerre

Les premières réussites sont d’autant plus méritoires que, comme le rappelle Guy Audrain les conditions de travail sont précaires:

« Liaisons téléphoniques interurbaines presque inexploitables, déplacements longs et épuisants, fournitures de bureau délivrées au compte-gouttes – quand il y en a -. Il faut quelquefois acheter ses punaises, pas de papier pour les notes, calculs, plannings, autre que le dos de dessins périmés ; une seule et minuscule machine à calculer à manivelle, d’ailleurs réservée à la comptabilité. »

De son côté, Georges Brian, pilote d’essais à Bordeaux-Mérignac, décrit les conditions de vie :

« Nous avions un quart de hangar éventré par les bombardements et que nous partagions avec Air France et les cars de la Chambre de Commerce. Le toit était tout troué. Un matin, nous avons trouvé le prototype [MB 303] aux trois quarts couvert de neige ! L’hiver [1946-1947] était froid et nous nous réchauffions dans le cagibi de Maurice Fayant [chef de piste] avec un poêle alimenté à l’huile de vidange (fabrication maison). Un peu plus tard, les essais en vol furent installés dans une pièce d’une baraque en bois située derrière l’ancienne aérogare. Une nuit, je suis réveillé par un coup de téléphone du gardien Maison qui m’annonce : « Monsieur Brian, vous n’avez plus de bureau. Le bâtiment a brûlé cette nuit. Il mesure 10 cm de haut ! » »


Vers une nouvelle entreprise

A Talence, l’usine effectue quelques travaux de sous-traitance pour le compte des sociétés Latécoère, SNCASE et SNCASO, tandis que le bureau d’études travaille sur un bimoteur de liaison et d’entraînement militaire. L’usine de Saint-Cloud se consacre à la réalisation de prototypes d’hélices et de moteurs avec la participation de l’établissement de Boulogne.

Le 10 novembre 1945, les actionnaires de la Société Anonyme des Avions Marcel Bloch, réunis en assemblée générale extraordinaire, constatent que « la forme de société anonyme ne correspond pas au caractère de son groupement dans lequel les rapports entre les personnes deviennent de plus en plus prépondérants ». Ils décident alors de la transformer en société à responsabilité limitée sous le nom de Société des Avions Marcel Bloch (SAMB). Pour faciliter la gestion de sa Société, dont les usines sont réparties entre Saint-Cloud, Boulogne et Talence, Marcel Bloch crée des filiales.

La Société des Avions Marcel Bloch devient ce qu’il est convenu d’appeler un « holding » qui loue ses usines (terrains et immeubles) aux sociétés filiales. Ainsi, le 6 décembre 1945, la Société des Avions Marcel Bloch crée la Société des Moteurs et Hélices Marcel Bloch, dont le siège social est situé à Saint-Cloud. Dès le 12 décembre, elle devient Saint-Cloud Avions Marcel Bloch. Le même jour sont constituées, selon les mêmes statuts, les sociétés Boulogne Avions Marcel Bloch à Boulogne-Billancourt (Seine) et Talence Avions Marcel Bloch à Talence (Gironde). Le 20 janvier 1947, les sociétés Marcel Bloch deviennent Marcel Dassault.


Anecdote : Jean Cabrière rappelle l’état d’esprit de la Société à l’époque

« Les souvenirs de ces débuts, malgré les conditions précaires de notre installation, restent parmi les meilleurs : entre le grand hall de Saint-Cloud et la Seine, il y avait un terrain vague où se dressait un pavillon assez vétuste, de style « banlieue 1900 » à boiseries apparentes et où avait habité Louis Blériot. Le Bureau d’études avions avait installé ses quelques planches à dessin dans la seule pièce du premier étage qui avait encore toutes ses vitres ! Le chauffage était assuré par un petit poêle en fonte. Lorsque M. Dassault venait faire le tour de nos planches à dessin, pour qu’il n’ait pas froid, nous le poussions au rouge au risque de mettre le feu, ce qui a d’ailleurs fini par nous arriver! »

La politique industrielle
de Dassault

Dassault s’impose au fil des ans comme la seule entreprise capable de fournir des avions de combat qui correspondent aux besoins de la défense française. Les appareils fabriqués par Dassault contribuent à faire tourner toute l’industrie aéronautique française, sociétés nationales et sous-traitants privés. La fabrication, seul ou en coopération, d’avions pour les besoins nationaux évite de coûteux achats à l’étranger.

Les règles industrielles de Dassault

Dassault a toujours été favorable à la coopération à condition qu’elle soit efficace, c’est à dire tant que le maître d’œuvre conserve la responsabilité financière et industrielle. En effet, pour faire face au développement de ses activités industrielles avec le souci de ne pas « gonfler » outre mesure ses propres moyens de production, la société Dassault a tissé des liens étroits avec plusieurs industriels français et étrangers. Les processus de coopération sont très divers, allant de la sous-traitance industrielle pure et simple à la participation financière privée.


Ainsi la société Dassault observe-t-elle, depuis sa création, les mêmes règles industrielles en :

  • assurant la maîtrise d’œuvre de ses programmes, du développement à la livraison puis au service après-vente, en passant par les phases d’industrialisation et de production en série;
  • confiant la production de bon nombre d’éléments de série à des coopérants en France, parfois à l’étranger, tout en se réservant 20 à 30 % de la structure, l’assemblage final et les essais en vol ; elle recherche essentiellement des sous-traitants pour l’usinage des pièces primaires et petits sous-ensembles, en s’adressant à des entreprises aéronautiques de taille moyenne mais aussi « non-aéronautiques », installées en région parisienne ou en province;
  • lançant sur fonds propres le développement de prototypes d’avions de combat (Mirage III, Mirage F-1) ou d’avions civils (Mystère-Falcon 20 et 10).
  • consolider l’implantation à l’étranger et préparer les ventes futures en associant un grand nombre de firmes européennes (notamment en Belgique, en Italie, en Espagne) aux divers programmes, sous des formes contractuelles variables.

Sur le plan commercial, un service de ventes et d’après-vente est mis en place et cherche à s’implanter dans chaque grande zone géographique. Ces investissements sont juridiquement adaptés à chaque cas, allant de la filiale intégrale jusqu’au simple accord avec une société locale, en passant par la délégation Dassault permanente. Ces services travaillent avec les services de l’État ainsi qu’avec l’USIAS (Union syndicale des industries aéronautiques et spatiales).

Le Mirage III, un exemple de génie technique et industriel

Dérivé de la formule du premier Mirage qui ne donne pas satisfaction et dont il garde l’aile delta, le Mirage III est étudié dès la fin de 1955. Pour son pilote d’essais, Roland Glavany :

« C’est à cette occasion que Marcel Dassault fit, à mes yeux, la preuve la plus éclatante de son génie industriel :

  • prise de conscience d’une impasse ;
  • décision de lancer à ses frais un prototype plus réaliste ;
  • associer pourtant les services officiels de telle sorte qu’il puisse utiliser l’aile déjà lancée du Mirage I 02 ;
  • harceler son bureau d’études et son atelier prototypes qui firent des miracles ;
  • faire voler ce prototype un an après la décision, le 17 novembre 1956 ;
  • l’imposer aux services officiels par ses qualités propres ;
  • obtenir commande de présérie dont le premier, et en fait nouveau prototype, le Mirage III A 01 vole le 12 mai 1958.

Tout est ici réuni des qualités du grand industriel. »


Anecdote

Pour le général Georges Grimal, chef du Bureau des programmes des matériels de l’armée de l’Air en 1949 :

« Avant l’Ouragan, Marcel Dassault n’était pas considéré. Par contre, après, il a été pris très au sérieux. Avec son grand flair humain et technique, son réalisme et sa rapidité, il a démontré que la France était capable de faire des choses intéressantes dans le domaine des avions à réaction. Les autres industriels ont alors commencé à être dans son ombre, puis ont été éclipsés car ils présentaient des projets incomplets ou des avions d’emploi peu pratique. Nous avons eu confiance en lui et dans sa société, nous n’avons pas eu à le regretter. »


Zoom

Entre 1959 et 1965, Dassault et Sud-Aviation coopèrent sur les programmes Communauté, Spirale, Voltigeur, Concorde et avions à décollage et atterrissages verticaux. Mais c’est sur le Mystère 20 qu’elles iront le plus loin ensemble. Développé sur les fonds propres de Dassault et produit en coopération avec Sud-Aviation, le prototype du Mystère 20, effectue son premier vol, le 4 mai 1963, à Mérignac. Tous les fuselages de l’appareil sont construits par l’usine Sud-Aviation de Saint-Nazaire.


Les nouveaux départements :
Équipements, Réacteurs, Électronique

Les moyens d’étude et de production de la société en font une des plus importantes entreprises de construction de matériels aéronautiques français. Son activité englobe l’ensemble du domaine aéronautique. Elle assure les recherches et études ainsi que la construction d’avions, d’engins, de radars et matériels électroniques, de réacteurs, de servocommandes, de matériels électriques et d’équipements.

Le département Équipements et la révolution des servocommandes

A la suite des premiers essais en vol du Mystère II, il paraît évident que le pilote peut difficilement faire les efforts que lui impose une commande manuelle : une assistance hydraulique devient indispensable. Marcel Dassault fait alors équiper le Mystère de servocommandes mais celles qu’il a achetées ne lui conviennent pas, il décide alors de les faire fabriquer par sa Société.

Il confie cette étude, complexe, à son Département d’études mécaniques, dirigé par Joseph Ritzenthaler. Un jeune ingénieur sorti de Sup’Elec est recruté en novembre 1952, Jean-Luc Lagardère, qui lui sera adjoint après un passage au bureau d’études. Ces servocommandes sont une réussite et facilitent le succès des appareils suivants.

En 1959, les activités s’étendent à la construction de nombreux équipements dont les servocommandes hydrauliques ou hydroélectriques qui sont montées sur tous les avions de la GAMD. Éprouvées par des centaines de milliers d’heures de vol sur différents types d’avions, sous des températures extrêmes et dans les conditions de vol les plus difficiles, elles constituent un élément capital de la sécurité des avions Dassault.


La dernière réalisation du département Réacteurs : le R 7 Farandole

En février 1953, Marcel Dassault, constatant que les réacteurs français prévus pour les futurs avions de combat légers ne seraient pas prêts en même temps que les cellules, prend la licence du réacteur anglais Armstrong Siddeley Viper que sa société développe sur fonds propres sous la désignation MD 30.

A sa demande, Joseph Ritzenthaler étudie et adapte une postcombustion au Viper. Six ans plus tard, le département Réacteurs achève sa dernière réalisation, le R 7 Farandole, destiné à équiper l’avion d’affaires Méditerranée alors à l’étude, homologué en 1960. Son abandon, lié à l’arrêt du programme d’avion de liaison Méditerranée, met fin à l’existence du département.


Le département Électronique devient une entreprise autonome

Au cours de l’étude du Mystère IV N, qui ne dispose pas encore de son radar, Marcel Dassault prend conscience de ce que pourrait lui apporter un service spécialisé en électronique. En septembre 1954, Marcel Dassault, sur le conseil de Serge Dassault, embauche Bertrand Daugny.

La première activité du département est la réalisation, en quelques mois et moins de 20 personnes, d’un radar aéroporté de pointe avant, dénommé Aladin, pour le programme d’intercepteurs légers.

Jusqu’à la fin de des années 50, le département Électronique étudie un certain nombre d’équipements aéroportés (radar pour Étendard, radar de bord pour Mirage III qui sera écarté au profit d’un radar concurrent, premières contre-mesures).


En 1959, démarre l’étude d’une tête chercheuse de missile air-air (autodirecteur pour le missile Matra 530), début d’une lignée d’autodirecteurs qui équipent, dans les années suivantes, la quasi-totalité des missiles air-air de Matra. En même temps, le département étudie et réalise un calculateur analogique de navigation et de bombardement pour la charge nucléaire du Mirage IV.

Une longue série de calculateurs numériques va équiper, non seulement la plupart des avions d’armes français, mais également les missiles à longue portée du plateau d’Albion et des sous-marins nucléaires (SSBS et MSBS).

Le développement de l’activité électronique, dû à la diversification de ses réalisations, amène la GAMD à faire construire, à Saint-Cloud, un établissement où s’installe le Centre d’études et de recherches électroniques (CEREL), nouveau nom du département Électronique.

Le 31 mars 1962, le CEREL est transformé en SARL, Électronique Marcel Dassault dont le gérant est Benno Claude Vallières. Le holding Société immobilière Marcel Dassault est le principal détenteur de parts. L’Électronique Marcel Dassault devient une société anonyme le 28 janvier 1963, sous la présidence de Benno Claude Vallières, entouré de Serge Dassault et Bertrand Daugny, directeurs généraux adjoints.

L’exportation : une des activités
essentielles de Dassault

De 1945 à 1960, les différents conflits internationaux ainsi que les tensions entre le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest provoquent de nouvelles évolutions dans le secteur aéronautique. C’est pendant cette période que Dassault conquiert une place de premier plan à l’échelle mondiale. L’avion de combat est désormais un outil de politique étrangère.

L’impact de la guerre froide sur le secteur aéronautique

La guerre froide marque le contexte international et caractérise l’industrie aéronautique mondiale :

  • l’industrie américaine est toute puissante;
  • l’industrie anglaise profite encore de sa capacité industrielle née pendant la guerre pour réaliser des programmes satisfaisants;
  • l’industrie européenne (hors Royaume-Uni) est incapable de répondre aux besoins civils et militaires, la seule amorce d’une renaissance sérieuse se situant en France.

Mirage III, Mirage F-1 et Mystère-Falcon : symboles de la réussite à l’exportation

L’avion d’arme devient désormais un outil de politique étrangère. Au cours des années 50, un certain nombre de pays relativement développés, notamment l’Inde et Israël, souhaitant se libérer de la tutelle de l’un des deux Grands, ont trouvé auprès de la France un nouveau style de relations, plus orienté vers une aide à leur propre évolution.

En décembre 1958, le général De Gaulle est élu président de la République après avoir fait voté la constitution de la Ve République en octobre. Les programmes d’avions de combat français s’intègrent dans sa politique d’indépendance nationale. L’exportation devient désormais une des activités essentielles de Dassault.

 


Des années 50 à la fin des années 70, l’expansion de la société s’est faite principalement grâce aux exportations, ainsi:

  • la moyenne des 15 années (1952-1977) donne un pourcentage d’exportation de 58 %;
  • sur les cinq dernières années (1972-1977), ce pourcentage passe à 66 %;
  • la moyenne 1976-1977 dépasse même les 75 %.

Les avions Mirage III, Mirage F-1 et Mystère-Falcon ont tous connus des succès à l’exportation. Pour répondre rapidement aux demandes de ses clients, la société n’a jamais lancé en fabrication un avion qui n’était pas commandé. Par contre, elle a anticipé sur les commandes d’approvisionnement à long cycle et lancé les fabrications d’avions commandés à un rythme supérieur aux délais contractuels.

Ceci lui a permis, en cours de route, de dériver la fabrication sur des avions d’exportation. Cette méthode avait reçu l’accord des coopérants (Snecma et Thomson) qui lançaient leurs fabrications selon l’échéancier de la société.